Le bracelet anti-rapprochement n’est pas une baguette magique

Nous sommes signataires de cette lettre ouverte adressée aux Parlementaires à la Chambre, le 6 novembre 2019.

Mesdames et Messieurs les Parlementaires,

Ce jeudi, une proposition de loi « visant à protéger les victimes de violences intrafamiliales ou conjugales par le port d’un bracelet anti-rapprochement » (BAR) sera prise en considération à la Chambre.

Si nous saluons l’initiative, nous tenons à relativiser fortement l’avancée que l’adoption de cette proposition de loi représenterait en restant isolée. A nouveau, nous insistons sur la nécessité et l’urgence d’adopter enfin une politique globale, volontariste, cohérente et budgétisée de lutte contre les violences en Belgique, en accord avec l’engagement pris par la ratification de la Convention d’Istanbul en 2016.

Nous voyons plusieurs limites au projet de loi tel que déposé :

1. La proposition de loi prévoit que l’utilisation du BAR serait décidée par le Parquet, sur base d’une évaluation du degré de dangerosité de la situation. Mais, pour être capable d’évaluer correctement les risques pour la sécurité des victimes et activer cet outil quand cela s’avère nécessaire, deux conditions sont indispensables :

  • que le Parquet dispose d’informations suffisantes sur la situation, informations qui lui sont généralement apportées par un rapport de police. Or, les associations et services de terrain dénoncent depuis longtemps les graves dysfonctionnements dans le parcours des plaintes pour violences faites aux femmes. Les procédures qui sont prévues en théorie par des circulaires se concrétisent fort mal sur le terrain : les femmes victimes ne peuvent pas toujours déposer plainte dans de bonnes conditions, elles ne sont pas toujours prises au sérieux par les agents et la police ne transmet pas toujours les informations nécessaires au Parquet. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue qu’un dépôt de plainte, même un simple signalement, peut être très dangereux voire impossible pour de nombreuses femmes, particulièrement celles en situation précaire (sans papiers, en regroupement familial, sans revenus, sans domicile, isolées, …) qui sont, de facto, exclues de toute mesure de protection basée sur un recours en justice.
  • que le personnel de justice (et de police qui reçoit généralement les informations en première ligne) soit formé à la compréhension de la dynamique des violences faites aux femmes, et en particulier de la complexité des violences conjugales. Or, rien de tel ne figure pour l’instant au programme des formations initiales de ces métiers. Les formations continues qui sont proposées sur le sujet sont quant à elles facultatives, ponctuelles et insuffisantes.

2. Dans l’éventualité où un outil tel que le BAR serait correctement utilisé, il permettrait sans doute à certaines femmes de se sentir davantage en sécurité puisque, pendant un temps, leur agresseur ne pourrait plus s’approcher d’elle sans qu’elles le sachent. Mais, d’autant plus si les victimes ne sont pas demandeuses, cet outil a aussi l’effet pervers de compliquer le parcours de reconstruction des victimes en les empêchant de briser l’emprise de leur agresseur puisqu’elles devraient rester constamment à l’affût d’une alerte, avec le boitier récepteur à portée de main leur rappelant en permanence la menace qui plane sur elles. En outre, la proposition de loi soulève de nombreuses inconnues. Comment assurer une réponse rapide et efficace des services de sécurité aux alertes générées par le BAR alors qu’on sait qu’il s’agit encore d’un point faible aujourd’hui par manque de formation et de moyens ? Que se passera-t-il une fois arrivée l’échéance de cette mesure temporaire? Comment assurer la protection des victimes pour lesquelles le Parquet n’aura pas estimé l’utilisation du BAR pertinente ?

3. Cette proposition de loi s’inspire d’une mesure à l’œuvre en Espagne, où il semble que la politique menée depuis plusieurs années contre les violences faites aux femmes porte ses fruits, même si les résultats sont encore perfectibles. Mais le BAR n’est là-bas qu’une mesure parmi d’autres, qui n’a de sens qu’en regard de plusieurs mesures complémentaires et cohérentes en matière de prévention des violences, de protection des victimes et de poursuite des auteurs. Aucune approche globale de ce type n’existe à ce jour en Belgique. Prise isolément, sans envisager d’évolutions parallèles dans d’autres domaines (en matière de prévention notamment pour faire en sorte que les violences n’arrivent pas), l’installation du BAR ne serait qu’un sparadrap sur une hémorragie.

Aussi, pour éviter que le bracelet anti-rapprochement se résume à un gadget illusoire, nous prônons l’amélioration de cette proposition de loi, notamment à travers :

  • l’adoption d’un budget spécifique, public et conséquent pour concrétiser une politique plus rationnelle et efficace, avec une approche globale des violences faites aux femmes permettant d’appréhender la complexité de ce mécanisme de domination et de déployer des mesures coordonnées à tous les niveaux de pouvoir en matière de prévention, de protection des victimes et de poursuites des auteurs
  • l’attribution de moyens financiers et humains suffisants pour que des associations spécialisées puissent, sur le terrain, en coordination avec la police et la justice, assurer un accompagnement des victimes et un suivi adéquat des auteurs de violences en intervenant dès les premières menaces et sans obligation de dépôt de plainte. Cette intervention doit viser la mise en sécurité des victimes et la facilitation de leur parcours de reconstruction ainsi que la responsabilisation des auteurs et une diminution des risques de récidive. Un outil comme le BAR pourrait éventuellement appuyer un tel dispositif. Mais il ne peut en aucun cas permettre d’en faire l’économie.
  • la mise en place d’une formation obligatoire, initiale et continue de l’ensemble du personnel de police et de justice à la compréhension des mécanismes des violences faites aux femmes, afin de mieux accueillir et suivre les plaintes, afin de mieux évaluer la dangerosité des situations et les risques de récidive et afin de garantir la réelle prise en compte de ce type de violences à travers les procès, tant au pénal qu’au civil.

L’adoption du PAN 2020-2024 qui devrait être présenté prochainement à tous les Parlements du pays est l’occasion de concrétiser un changement de cap salutaire, s’appuyant sur les mesures prônées depuis des années par les associations féministes et les services spécialisés actifs sur le terrain. Dans ce sens, nous vous invitons à appuyer les recommandations issues du rapport alternatif sur la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul en Belgique présenté par la société civile au Conseil de l’Europe en février dernier (version intégrale téléchargeable ici).

Nous nous tenons évidemment à votre disposition pour discuter de tout cela et contribuer avec vous à une évolution favorable du cadre législatif pour une meilleure politique de lutte contre les violences faites aux femmes. Il y a urgence !

Signataires :
Amnesty International Belgique, Awsa-Be, Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion, Collectif des femmes, Corps écrits, Ella vzw, Fem &Law, Femmes de droit-droits des femmes, Femmes et santé, Fondation Anne-Marie Lizin, Gams, Garance, la ligne d’écoute violences conjugales et les Pôles de ressources et d’expertise en violence conjugale, la maison plurielle, La Voix des Femmes, Le Monde selon les femmes, Praxis, Solidarité femmes, Synergie Wallonie, Université des Femmes, Vie Féminine, Vrouwenraad

 

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